Je vous invite depuis presque quarante longues années, à suivre le cheminement spirituel yoguique à mes côtés.
Ce chemin de l’éveil s’est longtemps appuyé sur les différentes pratiques yoguiques, sur leurs connaissances millénaires attenantes. J’ai ainsi abordé il y a fort longtemps, l’étude de certains textes incontournables de la culture yoguique, tels ceux de la Bhagavadgītā भगवद्गीता, des Yoga sūtra de Patañjali योगसूत्र, ceux de la philosophie de l’Advaita Vedānta अद्वैत वेदान्त, du Sāṃkhya सांख्य, ainsi que certaines Upaniṣad उपनिषद्, et quelques aspects des Veda वेद dont ils sont issus. Tous ces textes relèvent de la Śruti श्रुति, la connaissance révélée.
Ces dernières années, à travers la pratique du kriyā yoga क्रिया योग, nous abordons le Śrīvidyā श्रीविद्या, la connaissance tantrique hindoue consacrée à la Déesse, l’énergie suprême.
Ainsi nous avons pu analyser au fil du temps, les grands principes des philosophies dominantes de la pensée indienne et avons découvert des rites et traditions ancestrales du yoga.
Cependant, durant ces longues années, j’ai senti, dans la linéarité de ma réflexion, une pression grandissante, préoccupante qu’exerçait l’évolution sociétale, telle une inquiétude, une interrogation qui s’imposait à moi insidieusement.
Je me souviens d’une ancienne élève, Claire, toujours en pratique à nos côtés, me disant à l’époque, qu’elle voyait dans mes réflexions du moment, une vision pessimiste de la société, aspect qu’elle valida finalement bien longtemps après pour elle-même, une fois le constat fait des fruits de cette évolution.
La maturité apportant l’expérience à la réflexion.
J’ai l’intime sensation d’avoir brandi durant plusieurs années, l’étendard dénonciateur d’une société en perte des valeurs spirituelles et la nécessité de préserver le yoga des dérives du marché du bien-être.
Je rappelle ici que le propre d’une démarche spirituelle visant à la transcendance n’a rien de fondamentalement pessimiste, bien au contraire.
Il faut une sacrée dose de confiance et d’enthousiasme pour accomplir cet objectif.
L’état d’observateur du méditant, du pratiquant, développe une vision plus réaliste que pessimiste et permet de voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on voudrait qu’elles soient.

C’est ainsi que si vous relisez les centaines de mes conférences qui sont disponibles sur le site du Centre Jaya au menu philosophie, vous pouvez y voir comment, de sujets traditionnels millénaires, j’ai glissé volontairement vers des sujets actuels tout en maintenant la même préoccupation de la place et de la légitimité du yoga, voire de son objectif dans ce nouveau monde.
Un yogi du XXIe n’est pas un homme primordial. Il ne peut ignorer le contexte dans lequel il se trouve et avec lequel il interagit. L’homme d’aujourd’hui est un mutant n’ayant pu échapper au conditionnement socio-culturo-technologique.
Il est l’homonuméricus.
Maintenir des pratiques ancestrales dans un monde en totale mutation nécessite de se poser la question de la pertinence de la pratique yoguique d’aujourd’hui.
Il nous faut pouvoir faire le lien, le pont, entre ce qui vient du passé, āgama आगम et les temps actuels, en préservant précieusement ce qui en est fondamental.
Il nous faut savoir abandonner des pratiques, croyances ou objectifs qui peuvent être obsolètes aujourd’hui comme ne pas prendre tout ce qui se fait de nos jours, et savoir optimiser peut être, des pratiques anciennes avec les moyens les plus pertinents d’aujourd’hui.
N’oublions pas que nous avons évolué, même si la direction que nous avons prise en est une parmi une infinité possible et ne fut pas forcément la meilleure.
Nous aurions pu espérer nous élever davantage au-dessus de nos faiblesses humaines mais nous avons fait ce que nous avons pu.
Est-ce assez, est-ce déjà trop, pouvons-nous faire encore mieux dans la direction déjà amorcée ?
Vous dire cela n’a pas pour intention de vouloir ôter à la pratique millénaire, sa pure tradition et les exigences du puriste, la véritable pratique yoguique étant déjà complexe à atteindre avec les seuls moyens naturels qu’elle a.
Il nous faut surtout savoir montrer la pertinence toujours actuelle des objectifs du yoga, eux-mêmes n’ayant rien de désuet comme j’ai pu maintes fois le démontrer.
Mais l’évolution des technologies venant sans arrêt, tel le ressac, bousculer nos habitudes, voire nos manières de penser la réalité, le yoga se retrouve lui aussi, comme peuvent l’être ses pratiquants, dans cette remise en question nécessaire.
Dans cette incontournable nécessité de ne pas s’auto-illusionner, le yoga, je dois l’avouer, résiste fabuleusement aux bouleversements actuels.
Sa dimension métaphysique, mettant la barre très haute en termes de concepts d’absolu, de subjectivité et d’objectivité, de permanence et d’impermanence, de manifesté et de non manifesté, de transcendance du plan humain vers le plan divin, son approche de la réalité lui permet d’échapper à des concepts ordinaires de cette dernière.
De ses concepts idéologiques à la réalisation tangible de ces derniers dans le plan organique et humain, les outils nécessaires à cela, semblant être les mêmes, ont malgré tout changé.
Le corps, le mental, la connaissance, l’intelligence, les croyances, les valeurs, les moyens, etc., tout cela a changé et les outils du yogi du 21e s ne sont pas les mêmes que ceux de l’homme primordial.
La nature a changé, la planète a changé, la stratosphère a changé, le ciel a changé, le déroulement du temps a changé, le maintien de la santé a changé, la survie a changé, la notion de Dieu a changé.

Nous pourrions penser que ce soit une erreur de vouloir faire évoluer le yoga hors d’un contexte pur et dur traditionnel.
C’est oublier que le yoga a toujours évolué au fil des écoles et des maîtres qui l’ont porté. Certes le 20e siècle fut productif en termes d’innovations de mille et une nouvelles techniques de yoga en occident. Ce fut un raz-de-marée du new-âge.
De plus, ne nous leurrons pas, tous les mouvements de développement personnel qui ont émergé au 20e s et qui émergent encore aujourd’hui, parfaitement huilés de connaissances en psychologie, de concepts scientifiques vulgarisés à teneur quantique, d’une bonne pédagogie et médiatisation, d’une stratégie numérique sont très efficaces. Lorsque vous creusez un peu, beaucoup prennent au yoga millénaire des clés précieuses, qu’ils enrobent de leurs propres concepts dans leurs pratiques, détournant ainsi le haut propos métaphysique et pratique du yoga.
Why not !
Ils participent à le rendre toujours d’actualité bien qu’il semble se suffire à lui-même et n’avoir plus rien à prouver de son efficacité.
Sur les réseaux sociaux, les nouveaux « donneurs de sagesse » sont nombreux et s’adressent, au moyen de réels de cinq secondes, à dispenser des sentences salutaires pour vous. Quand ils ne prennent pas l’habit d’apparat qui va avec ?
Sont-ce là les nouveaux sages du monde suivis par d’innombrables adeptes ?
Why not !
Tant qu’ils restent dans le domaine d’une éthique spirituelle…
Mais qui sont ces influenceurs qui drainent des millions de followers au nom d’idéologies de la consommation, du paraître ou de défis stupides et vulgaires ?
Qui sont les ingénieurs qui créent les supports à cela ?
Mon âme est inquiète !
Ai-je tant d’altruisme en moi pour souffrir de cela ?
Où va « ma chère race humaine » à laquelle j’appartiens ?
Où vont mes amis dans ce flot ? Où partent ceux qui ne peuvent suivre ?
Est-ce moi qui ne suis pas en phase ? Pourquoi n’adhérè-je pas ?
Est-ce moi qui résiste ? À quoi ? À la médiocrité ? Ai-je encore des illusions sur la race humaine ou dois-je définitivement renoncer à croire en elle ?
Le propos du yoga vous rappellera la nécessité de ne croire déjà qu’en vous !
Et ensuite, en ceux dont la quête de la bienveillance les font agir dans bien des domaines du service à autrui, et ils sont heureusement nombreux.
Silencieux.. mais nombreux.

Quant à ceux qui créent des technologies de pointe qui nous sont destinées, c’est à espérer qu’ils savent ce qu’ils font !
En effet, depuis quelques temps, notre société contemporaine doit faire face à un mouvement d’envergure que nous pourrions ignorer dans nos pratiques yoguiques, je veux parler de l’Intelligence artificielle et des innovations de plus en plus spectaculaires qu’elle est apte à montrer.
Certes, durant nos pratiques intenses méditatives ou énergétiques, nous nous appuyons sur notre seul souffle, la tenue de notre dos, la souplesse de notre corps et la faculté de notre intelligence à progresser dans des exercices de plus en plus pointus en vue d’obtenir une augmentation de la conscience, une maitrise de l’énergie et avoir accès à une réalité amplifiée, autant extérieure qu’intérieure.
Il n’ y a de place ici à aucune technologie et d’ailleurs le pratiquant entre dans un espace sacré et secret où la précision, la qualité de son intériorisation sont les clés pour obtenir des résultats.
Nous sommes assurés dans ce cas-là de nous appuyer sur nos seuls outils personnels non dénaturés ou amplifiés. Nous atteignons alors des sphères de pure beauté intérieure, où tout s’apaise, se relativise et s’oriente vers l’essentiel et l’absolu.
C’est la grâce de la pratique Krpa कृप, le ravissement Romāñca रोमाञ्च, qui touchent alors celui qui a fait l’effort.
Mais une fois sortis de la pratique, nous replongeons malgré nous dans un monde informatif où l’évolution nous reprend à la gorge, ne serait-ce par notre simple smartphone.
Par les biais des démonstrations vulgarisées des avancées technologiques de l’IA, conçues à l’intention du plus grand nombre, en les libérant ou les asservissant un peu plus, je suis à la fois stupéfaite et admirative, cela exerçant sur moi un attrait vertigineux d’en découvrir plus.
Mais, les pans fondamentaux de mon être spirituel sentent un réel danger devant le bouleversement de société que cela va entrainer. Devant les paradoxes négatifs déjà observés, l’envie de reprendre un étendard encore plus grand et de crier de toutes mes forces « Danger » est difficile à contenir.
Dois-je partir en croisade ?
Combien d’entre-nous ressentons ce danger ? Sommes-nous à la merci d’apprentis sorciers ?
Un des paradoxes que l’IA nous apporte, boycotte de plus en plus notre perception de la réalité. Lorsque je contemple un coucher de soleil, cela reste une expérience relevant de mes seuls organes des sens et je suis en phase avec un aspect de la réalité qui m’est donné, avec ses mystères mais aussi la réalité cosmologique, si je la connais.
Avec l’IA, nous entrons dans un monde où il devient difficile de savoir bien souvent si c’est du vrai ou du faux.

L’IA et ses nombreuses possibilités de manipulation de l’information, visuelle, sonore, pour ne citer qu’elles, nous propose par exemple de nouvelles images spectaculaires, des effets spéciaux d’un nouveau genre, des voix synthétiques, pouvant s’approprier aussi le réel pour le maquiller à sa guise.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, nous devons plus que jamais, apprendre à identifier ce qui nous est donné.
Nous allons naviguer dans un monde où le virtuel ne sera pas identifiable car simulant trop bien le réel.
Nous avons déjà mis des millénaires à identifier la réalité environnante et tangible, alors que nous avons encore tant d‘aspects à comprendre d’elle, les technologies surenchérissant la complexité de sa lecture par de nouveaux artifices. Nous augmentons notre degré d’auto-illusionnisme.
Aujourd’hui, lorsque sur un écran, je vois un animal étrange, un nouveau présentateur, je fronce les sourcils un millième de seconde avec le doute intérieur pour discerner le vrai du faux.
Alors, pour revenir au yoga d’aujourd’hui, si les technologies mettent en évidence par des capteurs vos ondes cérébrales Gamma durant une méditation profonde, et si des électrodes ou casques peuvent déclencher des états modifiés de conscience en vous et vous permettre de faire des expériences de visions psychédéliques sans utiliser de psychotropes : Why not !
Cependant, les expériences transcendantales sans extensions technologiques que vous aurez la chance d’obtenir par la pure pratique yoguique s’inscriront plus durablement et probablement dans vos cellules, j’en garde l’intime conviction.
Je reste cependant ouverte à toute expérience technologique ou non apte à nous faire transcender.
Les jeunes générations incluent plus aisément ces nouveaux paradigmes du seul fait qu’ils naissent avec eux. Mais, pour les générations plus mûres comme les nôtres, même si nous avons réussi la révolution informatique pour nous-mêmes et avec efforts, nous devons en fournir de nouveaux dans l’apprentissage de ces innovations. Dans un monde où les adultes sont en suractivité professionnelle et familiale, il y a là, violence pour un grand nombre, pour se maintenir à flot. A moins d’en être contraint professionnellement, bien des personnes se contenteront d’utiliser les futurs outils de l’IA de façon passive sans en maîtriser le potentiel ou les pièges. C’est ainsi d’ailleurs, que le monde enrichira le petit nombre de personnes aptes par l’IA à manipuler le plus grand nombre.
Why not ?
Hari Om Tat Sat
Jaya Yogācārya
©Centre Jaya de Yoga Vedanta Ile de la Réunion & métropole
Remerciements à C.Pellorce pour sa correction