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Vertige

« Vertige ! »

Nous sommes, vous et moi, si semblables quand nous appréhendons l’existence et ses mystères. Nous avons des théories scientifiques ou métaphysiques, des croyances, parfois des convictions intimes servant finalement de tentatives de réponses relatives aux questions énigmatiques que l’univers nous pose.

Dans quel monde sommes-nous ?
Pourquoi devons-nous en faire l’expérience ?

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Quand nous sommes malheureux, ou bien amoureux, cela pourrait-il durer éternellement ?

Lorsque nous sommes submergés par ces sentiments de grande peine ou de grande joie, il semblerait que nous touchions cette notion d’infini, d’illimité en nous.

Dans ces périodes où la conscience semble plus aigüe ou plus aveugle, la perception de la vie est différente, plus exaltante, plus lucide ou bien plus dramatique.
Puis le temps passe, tout change et la vie semble nous ramener au fini, au temporaire, peut-être à l’illusion ronronnante du quotidien.
Toutefois, ces sentiments sont toujours là en réserve, prêts à nous ravir ou à nous ravager de nouveau.
Les questions existentielles perdurent.
Serai-je limité par la mort qui m’attend ou suis-je autre chose ?

Absorbés par la nécessité de vivre notre vie présente, rares sont les moments pour ces questions essentielles.
Le privilège des méditants est de les actualiser en permanence.

Que pouvons-nous attendre de l’univers ?
Ses lois semblent cruelles et hostiles, dangereuses. Nous semblons bien petits, dérisoires et fragiles face à sa nature et ses dimensions cosmologiques.

Son immensité nous dépasse et notre esprit humain peine à le concevoir.
Il nous faut faire preuve d’abstraction pour en développer sa conception et nous le faisons par la philosophie, la métaphysique, la religion, la science, l’art.

Par exemple, lorsque nous comptons les nombres, la plupart d’entre-nous comptons sans être enivrés par la possibilité vertigineuse que nous pourrions les compter à l’infini et que notre durée de vie n’y suffirait pas.
Beaucoup ont bien du mal à se familiariser avec la dimension mille, mais dès qu’il s’agit de billions (un million de millions, soit 1012, de trillions (un milliard de milliards (soit 1018), nous perdons pied.

L’abstraction dont est capable notre cerveau lui a permis toutefois par différents langages, de pouvoir appréhender ces notions d’immensité et d’infini.
Le langage des mathématiques, quant à lui, a permis de donner des explications cohérentes du monde physique qui nous entoure. Certains mathématiciens suggèrent qu’il n’est qu’un code intrinsèque à la nature phénoménale, parmi une infinie possibilité d’autres codes ou langages, et qu’il se révèle à l’esprit humain apte à le comprendre ou le développer.
Cela peut réhabiliter des démarches non cartésiennes voire intuitives comme autres accès possibles à la connaissance du réel, ce que mon enseignement s’évertue à vous démontrer depuis des décennies.

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Selon les croyances, nous avons une grande diversité de représentations de l’infini.

Pour certains, il est source de peur, tel l’enfer et son état de disgrâce ou de souffrance éternelle, qui existait dans les croyances religieuses des peuples anciens de toutes latitudes (Indiens, Égyptiens, Grecs, Mésopotamiens, etc.).
Il évoque aussi cette chute sans fin, ce vertige éternel dans l’inconscient, présent dans certains mythes ou dans les mauvais rêves.
Mais à l’opposé, il évoque aussi l’exaltation comme moyen, pour nous si petits et si limités par le corps, d’accéder à des domaines plus vastes, ne serait-ce concrètement par le biais du voyage.
Les premiers voyages sur l’océan, comme ceux dans l’espace d’aujourd’hui, ont donné et donnent à la fois cette notion de fini et de limitation relative, mais aussi de vision sur l’infini et d’aventure.
L’homme s’y sent grand car il s’y sent petit mais ressent aussi cette notion de dépassement de sa petitesse.

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C’est le propre de la transcendance dont je parlais dans la dernière conférence voir "La voie de la transcendance.
Se dépasser peut être le seul moteur de la quête de toute une vie.

Plus encore que le réel voyage limité par des données physiques spatio-temporelles, c’est le voyage intérieur illimité que l’homme est capable de faire.
Notre esprit côtoie l’infini avec plus de facilité que ne le fait notre corps et les scientifiques se posent la question de savoir si l’infini existe réellement en dehors de notre esprit.

Du point de vue des mathématiques, dans le rapport qu’elles ont aux "choses" qui existent, si elles peuvent concevoir des idées de ces "choses" et leur appliquer des règles, cela signifie qu’elles existent.
Sur ce principe, l’infini existerait puisque on peut lui appliquer des règles et en avoir une idée. Or, comment expérimenter l’infini qui par nature est "in-contournable", en tous les cas d’un point de vue logique.

Nous savons que ce que nous pouvons expérimenter en méditation, échappe à l’analyse cartésienne à partir du moment où nous développons une connaissance intuitive qui utilise d’autres outils de perception et de compréhension que celui de l’esprit analytique.

D’un point de vue scientifique, l’infini est « contre intuitif ». C’est ce qui fait la différence fondamentale entre la pensée cartésienne et l’approche méditative.
En effet, selon la démarche scientifique, le concept de l’infini est plein de paradoxes et de contradictions.
Pour expliquer ce concept de paradoxes, il existe « La parabole de l’hôtel de Hilbert  » décrite par le mathématicien Steven Strogatz.
Comme elle est amusante, nous allons la rapporter ici.

« C’est un hôtel avec un nombre infini de chambres. Il y a toujours de la place dans cet hôtel et pour cela il est donc très prisé. Il est donc toujours complet.
Lorsqu’un client arrive, la réception demande alors par micro, aux occupants des chambres, de se déplacer dans la chambre d’à côté puisqu’il y a un nombre infini de chambres.
Mais, au lieu de déplacer tout le monde, pourquoi ne pas mettre le dernier client dans la dernière chambre ?
L’hôtel est infini, il n’y a donc pas de dernière chambre.
Voila un des premiers paradoxes de la logique sur l’infini.
C’est le 1er niveau de complexité du problème de l’hôtel.
Le lendemain, ce n’est pas un seul client qui arrive mais un bus rempli d’un nombre infini de clients réclamant une chambre.
Peut-on loger un nombre infini de personnes alors que l’hôtel est complet à l’infini ?
La réceptionniste fait alors une nouvelle annonce et demande à ceux qui sont déjà dans les chambres de se déplacer du numéro double de leur chambre actuelle.
La chambre numéro un passe à la chambre numéro deux, la deux à la quatre, la trois à la six, etc.
Laborieux pour la chambre au numéro 1 million qui doit aller chercher la chambre deux millions beaucoup plus loin !
Toutes les chambres impaires ont donc été libérées pour les nouveaux clients.

3e niveau de complexité, le temps. La réceptionniste doit vérifier toutes les chambres et elle doit le faire vite. Elle le peut en divisant son temps dans l’infiniment petit.
Elle le fera donc en 1 minute en vérifiant la chambre 1 en 30 sec, la 2 en 15 sec, la 3 en 7,5 sec, la 4 en 3 sec 25, etc. ce qui lui permettra de vérifier l’équation
1/2 +1/4+1/8+1/16+1/32+1/64+1/128+1/256+ 1/512 ... ∞ = 1 minute.

Le problème ! Comment revient-elle de l’infini ? Où se trouve t-elle quand elle a fini de vérifier ? Pas à la réception assurément ! 

Voilà les paradoxes de la pensée logique quand nous désirons aborder la notion d’infini. L’infini ne semble ici pas avoir d’issue et sa nature échappe à notre entendement. »

Ce qui nous intéresse ici, c’est de pouvoir faire le parallèle entre ces différentes approches pour valider les concepts qui sous-tendent notre propre pratique et notre compréhension du monde dans lequel nous méditons.

D’un point de vue métaphysique et yoguique, nous avons déjà mis en place les concepts de fini et d’infini en la personne du Brahman ब्रह्मन् inqualifiable et celle de la Prakṛti प्रकृति, la nature phénoménale.
Le fini quel qu’il soit, aussi grand soit-il, n’est rien comparé à l’infini.

Nous partons du principe que la résorption vers l’unicité, le passage du dual au « non dual » nous permet d’atteindre l’état d’infinitude, de Brahman associé à la supra-conscience, à l’absolu. Cette expérience, étant transcendantale par nature, fait appel au dépassement des facultés ordinaires humaines et ne peut être réalisée par les seules facultés intellectuelles. C’est là que le yoga développe des outils permettant la mise en action d’une énergie supérieure libérant une conscience supérieure, voire une intelligence lumineuse intuitive.
Cela ne signifie pas que les grands esprits scientifiques en soient dépourvus. Ils ont souvent besoin dans leur raisonnement de ces constantes de perturbation, d’aléatoire, pouvant corroborer par l’exception les règles, ou complexifier, à l’image du réel, toutes les solutions possibles.
La différence entre les deux démarches, pour accéder à la connaissance, repose sur la nature du vecteur, soit méditatif, soit cérébral, utilisé pour véhiculer cette intuition.

Nous allons voir comment les mathématiciens retombent finalement sur ces mêmes concepts mais dans leur langage. Laissons parler la mathématicienne Eugenia Cheng.

« Si on ajoute Un à l’infini, que se passe -t-il ?
L’infini étant le plus grand, si on ajoute un, on a pour résultat l’infini.

∞+1=∞
Si on soustrait l’∞ à l’équation ∞+1=∞, on obtient 1=0

Voilà donc un paradoxe pour les mathématiciens qui peuvent ne pas avoir de réponse.

Cela ne peut pas arriver avec une suite de nombres finis sauf avec le concept d’infini.
S’ils font +1-1+1-1+1 etc... et qu’ils continuent à l’infini, la réponse n’est ni 1 ni 0 puisque c’est infini, ou bien c’est les deux à la fois.
Et là, nous ouvrons la dimension quantique et l’état différencié simultané que peut prendre une particule donnée dans l’espace-temps.

Si on reprend l’équation ∞+∞=∞
et qu’on supprime les deux parties extérieures de l’équation,
∞+∞=∞ on obtient ∞=0 »

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Le Vertige s’installe.
Les cartésiens s’arrachent les cheveux et ne peuvent basculer à ce moment-là que sur la magie de l’univers. L’infini est finalement hors de portée et laisse sans voix, de tant de paradoxe, d’ingéniosité et de beauté.

La mathématicienne réitère :
« Prenons l’exemple du cercle qui, par définition, est infini et parfait.
Un octogone, polygone à 8 sommets, roulera moins facilement qu’un dodécagone à 12 côtés sur une ligne, etc. Pour obtenir le cercle, il faudra donc une infinité de cotés, une infinité de sommets et d’angles. Ce qui équivaut à l’absence d’angle.
On retrouve l’équation ∞=0 »

Qu’est-ce à dire ?

Si la nature nous montre le soleil, l’iris de notre œil, une planète, une vibration dans l’eau, pour ne citer qu’eux, sous la forme d’un cercle, ce n’est pas du hasard. Nous représentons d’ailleurs dans nos mythes, le cosmos par la forme ovoïde, les mondes par des formes circulaires.

Le Bindu, cher à notre pratique, point transcendantal par excellence obéit à ce principe-là.
Il est le point de dimension mathématique 0, omnidirectionnel, et métaphysiquement, omnipotent et omniscient. Mais il est aussi le 1 et l’∞ à la fois.
Il illustre ce grand principe d’unicité et de transcendance qui permet par sa résorption en lui de passer de l’état dual au « non dual », de l’état d’individualité à l’état d’absolu, de l’état fini à l’état d’infini.

Le propre de l’éveil spirituel est de réaliser la beauté et le paradoxe de cette équation universelle, l’équation elle-même. Il le fait par la connaissance intuitive de la méditation profonde.

Il nous reste à savoir si l’univers est réellement fini ou infini ?

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Les astrophysiciens semblent partagés.
Si on se réfère à la théorie déjà ancienne du big bang, l’univers est en expansion et en accélération créant un éloignement constant de ses parties. En s’éloignant du point chaud du départ, il se refroidit et se dirige vers un vide intersidéral.
Il semble obéir ainsi à un processus de dissolution définitive se jouant sur des milliards d’années et que nous-mêmes ne connaitrons jamais.
Ce concept remet en cause cette notion d’infini.
On lui attribuerait donc une durée de vie avec un début et une fin.
Si l’univers est fini, cela accentuerait-il notre propre dérision humaine ou cela remettrait-il les pendules à l’heure sur « l’exceptionnalité » de notre courte émergence en lui ?

En rire ou en pleurer ?

Il y a bien sûr d’autres approches scientifiques du réel qui relativisent cet inéluctable voie par une approche quantique où l’espace-temps est déformable et infini.

Mieux encore, aux dernières théories de certains cosmologistes, l’univers (incluant les possibles multi-univers) serait dans une alternance sans fin de cycles de contraction et d’expansion. Et là, le Big Bang actuel ne serait plus qu‘une étape après un Big Crunch et ainsi de suite. Nous retrouvons là, la notion d’infini et de cycles cosmiques existant dans les textes sacrés de l’Inde et de nombreuses autres traditions.

Les textes anciens parlent de cycles cosmiques, d’anéantissements et de résurgences qui, non seulement, valident selon l’échelle d’observation, la notion de fini et de limitation des cycles malgré leurs dimensions astronomiques, mais aussi la notion d’infini par la supra-conscience qui soutiendrait cela.

Que ce soit le scientifique devant ses paradoxes ou le sage devant ses intuitions, les deux tombent toujours à la fin sur le même constat.
Seul l’amour, pour comprendre tant de mystères et inclure l’infini en nous, est l’évidence.

Hari om Tat Sat
Jaya Yogācāryaḥ

Bibliographie :
 « Voyage vers l’infini », documentaire de Jon Halprin, Drew Takahashi
 adaptation et commentaire de Jaya Yogacarya.

©Centre Jaya de Yoga Vedanta La Réunion & France
Remerciements à C. Pellorce pour sa correction

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